A Chateau-Rouge on parle toutes les langues. Toutes les langues de l'Afrique. Les noirs parlent le noir et les arabes l'arabe. Les quelques français qui restent ne parlent presque plus. Pendant cinq ans j'ai traversé la marée noire et marron chaque matin et chaque soir. Le matin, odeurs de viandes mortes. Le soir, nuées humaines. Le seul endroit où je me sentais bien était de l'autre côté de la place, en face de la boulangerie, au départ de la rue Custine. Parfois aussi sur le trottoir opposé, en face de la Caisse d'épargne. C'était le coin des toxicos. Incapables de bousculer, en grappes, allongés, assis, debouts, valides, mutilés, couverts, nus, demi nus, éveillés, en convulsions, en face de moi. Les toxicos sont aussi les seuls qui parlent français entre eux. Toujours. C'est la langue vernaculaire. Pour tous car presque aucun n'est français. Les français, je n'ai jamais su où ils restaient. Pas ici.
C'est là que je t'ai vu la seconde fois.
C'est le bonnet que j'ai reconnu en premier. Bonnet enfoncé sur la tête. Puis ses yeux. Sa peau. De la même couleur. Il était assis près d'une porte d'entrée, sur une marche. Il avait sûrement cherché pendant lontemps de la dope et il avait le même air épuisé que la première fois où je l'avais vu. Dans ses mains une plaquette argentée. Il avait déjà avalé les comprimés. A l'époque je pensais encore que les drogués prenaient de la drogue. Les drogués prennent des médicaments. Moi je prends de la drogue.
Comme je n'ai pas osé t'aborder tout de suite, je t'ai suivi. Je t'ai vu descendre dans le métro. T'arrêter. Te tourner. Me voir. Me voir ou pas: ça je ne sais plus pour ce moment-là. T'assoir. Attendre. Deux trains sont passés et tu n'avais pas bougé. Nous sommes restés tous les deux dans la station. Presque une heure. Tu ne m'attendais pas. Tu ne faisais rien, seulement dormir. Tu étais beau Nikos. Peut-être comme tu ne l'as plus jamais été ensuite, quand tu étais heureux.
Maintenant que tu lis ces mots et que je suis presque sûr que tu n'essaieras plus de me revoir, je peux te l'écrire: c'est moi qui ai averti les flics.